Est-il question de se perfectionner ou de se surpasser?

Mar 13, 2019 par

Prof. Dr. Hasan Kâmil Yılmaz

Le problème le plus fondamental de l’homme demeure celui de sa relation avec sa propre personne, son entourage et son Glorieux Créateur. Depuis la nuit des temps, l’être humain se retrouve permanemment face à des contraintes relativement à la connaissance de sa propre personne, de la coexistence pacifique avec ses semblables et de son rapprochement vers son Seigneur. Par conséquent, à l’instar de la pensée religieuse et philosophique, la psychologie moderne n’a pas manqué d’aborder la problématique de la connaissance de l’homme et de son âme et de sa perfection.

L’âme constitue à la fois l’entité mère, mais aussi l’épicentre des sentiments vicieux de l’homme. C’est pour cette raison que la pensée du “connais-toi toi-même“ a beaucoup influencé les disciplines scientifiques dans les cercles religieux et de philosophie. Au nombre des sciences religieuses, la spiritualité est la branche spécialisée dans la purification des intentions de l’être humain et dans le contrôle de ses désirs et instinct égocentrique au moyen du pouvoir de la volonté. Certains grands savants de la spiritualité tels Muhâsibî (m.243/857), Al-Ghazâlî (m.505/1111), Ibn ‘Arabî (m.638/1240) et Mawlânâ Rûmî (m.672/1273) ont enseigné à l’humanité, bien longtemps avant la naissance de la psychologie moderne, la connaissance du comportement humain, eu égard à la structure de l’âme et des voies de contrôle de l’âme.

De même, l’objectif recherché par la psychologie moderne qui s’est développée dans les temps modernes demeure la compréhension des divers comportements de l’être humain ainsi que la détermination des méthodes de maitrise de soi. La psychologie s’évertue donc à accéder à cet idéal par le biais de l’auto-perfection de l’homme et la préservation de l’intégrité de son intellect et de son âme. Cependant, le développement personnel de l’homme tel que conçu par la psychologie s’est résumé par un échec, un désastre et une déroute, étant donné qu’elle s’est essentiellement focalisée sur la réussite matérielle de l’homme au détriment de sa perfection intellectuelle. Cette conception faite par la psychologie a semé en l’homme les graines de l’égocentrisme en le poussant à des ambitions frénétiques et à la divinisation de son instinct[1].

En ce qui concerne la spiritualité islamique, elle s’est fixé comme objectif l’accession du serviteur de Dieu à l’Amour Infini, à travers un exercice permanent d’auto-perfection. L’élément essentiel ici, loin d’être la problématique du succès et de l’échec, est plutôt l’attitude et les réactions de l’homme face à ces deux réalités. Selon le courant spirituel, la force qui anime le serviteur dans la réussite et l’espérance qui l’habite dans l’échec émanent d’un sentiment qui lui enseigne qu’il n’est pas seul et qu’il y a un Être Suprême qui détient le contrôle sur lui et sur tout ce qui existe.

Relativement à la compréhension psychologique, celui qui aspire à l’auto-perfection s’intéresse généralement aux affaires mondaines plus qu’à la réalité de l’au-delà. Ce dernier pense que son existence ne concerne que la vie d’ici-bas et, par conséquent, il tente d’accéder au bonheur rien qu’en recherchant les plaisirs mondains. De ce point de vue, on ne pourrait admettre que celui qui a réalisé son auto-perfection a atteint la maturité spirituelle. En effet, la créature qui est parvenue à la maturité spirituelle est consciente des responsabilités qui lui incombent vis-à-vis de sa propre personne, de son Auguste Créateur, de ses semblables et de toutes les autres créatures.

L’homme qui fait de son auto-perfection l’essentiel de son existence fait en sorte que son instinct d’égoïsme et d’égocentrisme donne place à la noblesse de caractère[2]. Ce qui fait mériter au serviteur sa dignité humaine, ce sont ses sentiments d’altruisme, d’abnégation, de philanthropie ainsi que le surpassement de ses passions nourries par sa “pulsion du ça“. L’incident qui se produisit entre Bâyazid Bistâmî et un dévot pur est un bel exemple patent qui démontre à quel point il est impossible de se délecter de la succulence de la spiritualité sans renoncer à ses désirs bestiaux. En effet, après avoir écouté les paroles de Bâyazid Bistâmî pleines d’expériences spirituelles, de plaisir et d’amour, le dévot dit : “Durant trente années, je jeûne ; toutefois, je n’ai pu goûter à aucun des plaisirs spirituels que tu viens de mentionner. Considérant le cœur du dévot, Bâyazid Bistâmî répliqua : “Plus que trente, même si tu jeûnes durant trois cent années, tu ne pourras accéder à ces degrés spirituels. “Et pourquoi ? “ demanda le dévot ; telle fut la réponse de Bâyazid Bistâmî: “Ta glorioleet ton égocentrisme t’obstruent le chemin vers Dieu. “Après que le dévot eut demandé à Bâyazid Bistâmî le remède à cette maladie spirituelle, il lui dit: “Il y a un remède à cela ; mais ce remède transcende tes capacités.“ Lorsque le dévot insista encore une fois afin que le remède lui soit administré, Bâyazid Bistâmî délivra ces paroles : “Rends-toi rapidement chez le coiffeur le plus proche et rase-toi la tête, enlève tes vêtements, attache à tes hanches une loque en pelage, accroche à ton cou une besace remplie de noix, rends-toi à un marché où les gens te connaissent le mieux, puis parcours tout le marché en disant: “Je donnerai une noix à quiconque me donne un coup sur la nuque !“ Lorsque le dévot dit: “Administre-moi un autre remède car je ne peux mettre en application celui-ci“; Bâyazid Bistâmî conclut: “Ceci est le seul remède à ta maladie. Pourtant, je t’avais affirmé dès le départ que tu ne pourrais l’appliquer. “ Ainsi montra-t-il au dévot son incapacité à appliquer ce remède compte tenu de l’ampleur de sa prétention[3].

À l’instar de Bâyazid, d’autres soufis appliquèrent des méthodes d’éducation spirituelle similaires à la sienne, et ce dans le but de tuer l’instinct narcissique et égoïste. Ce fut le cas d’Azîz Mahmûd Hüdâyî dont le guide spirituel Uftâde le chargea de nettoyer des latrines ; de même que Yunus Emre qui fut chargé par son guide spirituel Taptuk Emre de transporter du bois depuis la montagne. Il existe bon nombre de récits qui constituent des scènes spirituelles du remède aux sentiments de fierté et de mégalomanie qui nous habitent. La spiritualité islamique détient tous les équipements et véritables traitements théoriques et pratiques pour lutter contre certains problèmes comme le narcissisme et l’égotisme devant lesquels la psychologie moderne s’évertue aujourd’hui à trouver des solutions.

Afin de pouvoir se surpasser, l’homme doit harmonieusement jouir de ses facultés physiques, intellectuelles et spirituelles. Cette harmonie est assurée par des procédés d’exercice physique et spirituel de concentration et de focalisation de l’attention vers un point bien défini telle la méditation, la contemplation, le dhikr(rappel). Ce genre d’exercice de méditation, de contemplation et de dhikr, effectué de façon systématisée durant un laps de temps assez prolongé, permet au serviteur d’atteindre l’harmonie, la sérénité et la paix intérieure.

La spiritualité permet à l’homme d’assurer la cohérence de ses pensées désordonnées et dispatchées en une conformité aux principes du Tawhid (Unicité de Dieu). Selon le principe spirituel, tout homme n’ayant pas pu s’harmoniser et accéder à la maturité spirituelle ne pourra absolument pas comprendre la notion du Tawhid et la mettre dignement en pratique. La personne harmonisée est celle qui s’est exclusivement orientée vers son Glorieux Créateur. Cette personne demeure indifférente aux éloges et satires des créatures éphémères. La raison en est que fondamentalement les hommes ne peuvent faire disparaître que le visible alors que Dieu est Celui qui est à même de faire apparaitre l’invisible. Aussi longtemps que le serviteur aura toute son attention focalisée vers les mortels, il ne pourra pas dignement épouser le concept du Tawhid et vivre sa soumission au Divin dans un amour révérenciel.

De nos jours, le problème fondamental de l’homme demeure le fait qu’il a intégralement subi un chaos à travers le chamboulement de son entité physique et spirituelle. Pourtant, lorsque nous parlons de l’être humain, il est question de ces deux entités indissociables. L’âme est la cause essentielle de plusieurs maladies physiques dont est victime l’être humain. D’ailleurs, lorsque les amis de Necip Fâzıl Kısakürek lui rendirent visite, ils remarquèrent que son visage s’était intensément contracté lors de sa première semaine de maladie, compte tenu du mal dont ce dernier souffrait (à la jambe). Une semaine plus tard, ses amis constatèrent qu’une fois sa jambe guérie, son visage traduisait la gaieté et ils dirent : “Maître, dirent-ils, nous nous sommes aperçus que la semaine dernière vous étiez davantage déprimé à cause de votre douleur à la jambe. À présent, grâce à Dieu votre jambe est guérie et votre visage est resplendissant de joie et de placidité. “Necip Fâzıl Kısakürek répliqua ainsi : “Dans l’existence de l’homme, rien n’est relié à son entité physique, tout se résume à son âme. La semaine dernière, mon âme était dans un état d’affliction, la peine de mon âme a atteint ma jambe et l’a rendue malade ; et c’est ce qui s’est reflété sur mon visage. À présent, mon âme s’est rétablie, ce qui a permis la guérison de ma jambe. “

Les sentiments d’amour, de peur, de tristesse et d’angoisse jouent un rôle prépondérant dans le cheminement vers la perfection de l’homme. De nos jours, les sentiments d’abus, de tricherie, d’égoïsme et d’animosité nourris par l’être humain sont à l’origine de nombreuses maladies psychologiques dont celui-ci est en proie. En vérité, les torts et dommages qu’une personne fait subir à autrui affectent inéluctablement sa psychologie, compromettent sa paix intérieure et la sérénité de l’univers de son cœur. Par conséquent, tout homme aspirant au bonheur et à la tranquillité d’esprit ne doit absolument pas commettre des actes à même de porter atteinte au bien-être de ses semblables. L’obligation de ne pas nuire et de maintenir en bon état ses relations interpersonnelles s’impose à celui qui veut préserver sa dignité et son intégrité.

Si l’homme satisfait aux besoins de son corps tout en négligeant ceux de son âme, il ne pourra aucunement éviter d’être la proie aux problèmes, que ce soit d’ordre physique, spirituel et psychologique. A notre époque, le stress, l’angoisse et la peur de la solitude constituent les problèmes essentiels auxquels l’homme est confronté. Contrairement aux suppositions, ces types de problèmes sont très loin d’être engendrés par la pauvreté vu que de nos jours plus le niveau de prospérité des humains s’accroît, plus leurs soucis et leur peur s’accroissent.

Afin de remédier aux angoisses, le besoin de nourrir des pensées positives et de demeurer optimiste s’impose à nous. Voir le bien dans tout ce qui se passe et méditer sur les côtés positifs des calamités qui nous atteignent atténuent leurs effets sur notre personnalité. Lorsque l’homme s’imagine que les dommages d’une calamité dont il est victime sont plus considérables que les remèdes qui pourraient s’offrir à lui, cela accentue son mal. Les idées pessimistes qu’il nourrit le poussent à dramatiser sa situation et à voir en elle plus de mal qu’il en est en réalité. D’ailleurs, Norman Vincent Peale nous a averti à ce sujet: “Ne consultez jamais vos sentiments sous le rapport de la peur (c’est-à-dire n’adoptez jamais une certaine attitude en considération de la peur qui vous habite)![4]

Si l’homme parvient à surmonter son anxiété, son stress et ses tourments, cela sera un avantage pour lui car, en réalité, ceux qui sont à même de surpasser leurs sentiments d’angoisse réussissent généralement dans la vie active. Ainsi, l’un des moyens les plus efficaces pour y remédier demeure la croissance permanente du niveau spirituel de l’homme, sa capacité à maintenir son optimisme et à changer en bien, à travers une vision toujours positive des choses et des calamités qui l’atteignent.

Les effets somato-psychiques, c’est-à-dire les influences physiques et spirituelles sur la personnalité de l’être humain ont un rapport avec les idées positives et négatives dont il est habité. Aujourd’hui, la médecine moderne a admis que les influences négatives de l’âme compromettent la santé du corps humain. Eu égard aux investigations faites, la langueur, la tension et plusieurs maladies semblables sont causées par les troubles et malaises de l’âme[5]. Lorsque l’âme est nourrie et renforcée, les maux cèdent la place aux sentiments de plaisir et de bien-être. Le corps humain lui-même s’épuise des plaisirs dont il jouit et qui dégradent l’âme.

La psychologie de l’homme occupe une place prépondérante dans sa vie spirituelle. Toutes les choses que l’être humain s’imagine, qu’elles soient positives ou négatives, l’attirent comme un aimant puissant. Les pensées attirent vers le serviteur la maladie dont il pense souffrir, l’échec qu’il prévoit et la pauvreté qu’il croit vivre. L’orientation de notre intellect vers un sujet quelconque finit par nous faire accéder à la réalité de ce sujet conformément au degré d’orientation de notre intellect vers ce sujet. En d’autres termes, penser négativement sur la vie et les incidents les rend plus difficiles et insupportables ; par contre, contrôler ses pensées et voir les choses du bon côté les rend plus aisées parce que les pensées non-contrôlées causent inéluctablement des dégâts à l’homme[6].

Dans notre ère dominée par le matérialisme, bien que les hommes satisfassent intégralement à tous leurs besoins physiques, ils sont encore loin du bien-être auquel ils aspirent. De nos jours, bien que la médecine ait trouvé le remède à plusieurs maladies, que l’espérance de vie humaine n’ait cessé d’augmenter et que la qualité de vie se soit accrue, les problèmes des hommes s’intensifient au lieu de diminuer ; toutes les communautés sont de fond en comble envahies par la contagion des maux spirituels.

Avec la négligence toujours ascendante de la pratique d’une vie spirituelle, les hommes sont sans cesse ballottés vers les gouffres de l’excès et des concepts qui les éloignent incessamment de leur Auguste Seigneur. Le retard dans la vie religieuse accroit en l’homme ses aspirations à la profusion et l’abandonne face à une faim spirituelle.

Pour avoir eu une compréhension erronée sur l’être humain et résumé sa réussite à son développement matériel plutôt que spirituel, l’humanité s’est aujourd’hui oubliée et pervertie après avoir perdu sa moralité et bafouée elle-même sa dignité. En s’obstinant à la réussite, l’être humain, de par ses actes indignes, a encouru la pollution et la dégradation du système écologique à échelle mondiale, les crises économiques et gabegie financières, les corruptions et dégradations des mœurs et les crises de la dénatalité. La pollution des mers, le trépassement à grande échelle des animaux terrestres et aquatiques, l’air pollué, la destruction de la couche d’ozone, le réchauffement climatique et toutes les catastrophes et calamités qui y sont liées constituent dans leur ensemble des désastres et des pièges établis par les hommes contre eux-mêmes.

En résumé, au nom de son auto-développement, l’homme contribue à sonautodestruction. La crise économique mondiale actuelle s’explique par l’impitoyable système capitaliste, fruit des âmes corrompues. La philosophie de l’individualisme et la négligence d’autrui a abandonné notre monde sous l’emprise de cette compréhension “Que trépasse l’âme de celui qui est resté en marge du développement ; moi, je ne m’intéresse qu’à moi-même. “ Pareillement aux budgets personnels, l’individualisme a aussi pris le dessus dans les budgets de famille et d’entreprise. Dans les communautés formées par les hommes privés de la bienveillance de l’État, les sentiments de générosité, d’abnégation et le sens du partage n’existent plus. Et pourtant, durant de telles périodes de crise, nous avons fort besoin de générosité et de partage pour les surmonter. Pour ce faire, c’est une nécessité impérieuse d’inculquer aux hommes certaines valeurs fondamentales, de sorte que ceux qui sont dans l’opulence se sentent responsables d’assister à la mesure du possible leurs semblables démunis. Parce que si les hommes n’aspirent pas au rapprochement graduel vers leur Majestueux Créateur dans un exercice permanent d’auto-perfection, les affres et calamités communautaires ne s’estomperont pas de sitôt.

[1]Saint Coran, sourateAl-Furqân (25) verse 43, sourate Al-Jâtiya (45) verset23.

[2]Pour de plus amples informations à ce sujet, voir Mustafa Merter, Dokuz Yüz Katlı İnsan, İstanbul 2006. Voir aussi la notification faite par Doç. Dr. Süleyman Derin au symposium sur Mawlana Rûmî en 2007 et intitulée “Mevlânâ’nın Mesnevisinde Psikolojik Yaklaşım”.

[3]FerîdüddinAttâr, Tezkiretü’l-evliyâ, Tahran 1346, p. 173; trad. Süleyman Uludağ, İstanbul 1985, p.209-210.

[4] Norman Vincent Peale, Olumlu Düşünmenin Büyüsü; trad. Şahin Cüceloğlu.İstanbul 1997, p.18.

[5]a.g.e. p. 48.

[6]Faik Özdengül, Rumi ve Aşkın Terapi, Konya, 2005, p.203.

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