Le Pire des Jugements est le Préjugé
[Ali Rıza Temel est un théologien et écrivain né en 1946 à Demirci, dans la province de Manisa. Il est diplômé du lycée Imam-Hatip de Balıkesir en 1967 et de l’Institut Supérieur Islamique d’Izmir en 1971. Il exerce la fonction de prédicateur de 1967 à 1975. Il participe aux cours du Centre Éducatif Haseki en 1976. Après cela, il est nommé assistant dans ce même centre. De 1982 à 1987, il représente la Turquie au Centre Culturel Islamique de Bruxelles. Il enseigne dans ce même Centre les sciences coraniques. Il prend sa retraite le 25/05/2011. Il continue cependant à enseigner l’arabe et le tafsir (exégèse) à l’Institut d’Études Religieuses Supérieures Haseki de Pendik à Istanbul . Ali Rıza Temel est marié et père de deux enfants.]
‘Abdullah ibn Mas’ud (r.a) rapporte que le Messager de Dieu (pbsl) a dit :
« Que nul de mes compagnons ne me rapporte quoi que ce soit sur quelqu’un d’autre. En effet, j’aime à paraître devant vous sans aucun préjugé. »[1]
Cette formule du Prophète (pbsl) est la plus simple et la plus juste des règles de droit régissant les relations entre les hommes. L’article 8 du Medjellé (Code Civil Ottoman) stipule que chacun est innocent de toute charge tant que celle-ci n’a pas été prouvée. Tout comme en Islam chaque chose est par essence licite, tout être humain est par essence innocent. Ainsi, dans l’Islam, chacun naît innocent. Personne n’est responsable des péchés des autres.
Il est dit dans le Noble Coran :
« Chacun n’acquiert [le mal] qu’à son détriment : personne ne portera le fardeau d’autrui. »[2]
Les origines, la couleur de peau, la langue ou encore la religion d’une personne sont autant d’éléments ouvrant la voie aux préjugés la concernant. La valeur d’un homme ne réside pas dans la couleur de sa peau, ses origines, sa richesse ou son rang social, mais dans ses manières, ses actes et sa sincérité dans la religion.
Ceux qui occupent des fonctions administratives ou judiciaires doivent prêter une attention toute particulière à cet enseignement du Prophète (pbsl). C’est une grande erreur que de juger les gens à travers les yeux, les paroles et les oreilles d’autres personnes. En effet, l’envie, l’hostilité et la rivalité qui peuvent exister entre les hommes leur rendent presque impossible de se comporter de façon objective. Il est certes possible de se renseigner sur quelqu’un auprès de personnes de confiance, mais un avis définitif ne doit être forgé qu’après un contrôle et une enquête personnelle. Avant de se faire un tel avis, il est nécessaire de faire une investigation détaillée, de mener des consultations et de déterminer une image de la personne aussi objective qu’une photographie[1] .
Une décision juste est prise à la lumière d’informations justes et de bonnes observations. « Pardonne-leur donc, et implore pour eux le pardon (d’Allah). Et consulte-les à propos des affaires ; puis une fois que tu t’es décidé, confie-toi donc à Allah. »[3]
Le comportement, dont il est question dans le hadith que nous avons cité au début de cet article, n’est pas tant celui de se renseigner sur quelqu’un ou quelque chose auprès d’autres personnes que celui de se mettre en avant, d’obtenir les bonnes grâces d’une personne importante en parlant en mal sur une autre personne sans même y avoir été invité. Nombre de courtisans et d’intrigants gravitent autour des personnalités importantes et n’hésitent pas à faire leur place en rapportant des informations erronées ou des calomnies à propos d’autres personnes.
Personne ne sait apprécier la juste valeur des gens. Comme il est d’usage de le dire, seul l’agent de change connaît le cours de l’or. La notion de valeur repose sur des critères bien établis. Les instruments de mesure et de pesage doivent être en bon état. Si ceux-ci sont endommagés, le fait que la personne qui pèse soit honnête n’est d’aucune utilité.
Nombre de dirigeants n’évaluant les événements et les personnes qu’à travers les paroles et les yeux des autres furent des instruments de tyrannie, de massacre et de désastre. Cela leur valut dans bien des cas une fin terrible.
Il faut se montrer très méticuleux lorsque l’on jauge les gens et il ne faut pas porter atteinte à l’honneur de qui que ce soit. En effet, la dignité humaine est la plus importante des choses. Il est d’usage de considérer qu’il est préférable de mourir en ayant préservé son honneur plutôt que de vivre dans la honte. Bien que le suicide ne soit pas permis dans notre religion, certaines personnes peuvent tout de même tenter de se suicider lorsque leur honneur est entaché. C’est pour cette raison que des comportements prenant pour cible l’honneur des autres, tels que la médisance, l’espionnage ou la calomnie sont considérés comme des péchés majeurs.
Autrefois, la manipulation des dirigeants ou de la société était le fait d’individus. Aujourd’hui, cette tromperie a été institutionnalisée à travers les médias qui sont devenus de véritables machines à broyer les hommes et à déformer les événements. Les dirigeants, en particulier, doivent se méfier des médias, qui peuvent être utilisés comme une arme d’usure. Ils ne doivent pas se fier à des nouvelles ne reposant pas sur des informations sûres et précises. L’arme médiatique peut parfois se retourner contre son maître et se révéler destructrice à la fois pour la cible et pour l’utilisateur.
Le Saint Coran nous avertit de la façon suivante quant à la façon de traiter les nouvelles qui nous parviennent :
« Ô vous qui avez cru ! Si un pervers vous apporte une nouvelle, voyez bien clair [de crainte] que par inadvertance vous ne portiez atteinte à des gens et que vous ne regrettiez par la suite ce que vous avez fait. »[4]
Chaque parole et chaque acte doit reposer sur des informations sûres. Les conjectures et les impressions induisent souvent les gens en erreur. Allah Tout-Puissant nous avertit à ce sujet.
« Et ne poursuis pas ce dont tu n’as aucune connaissance. L’ouïe, la vue et le cœur : sur tout cela, en vérité, on sera interrogé. »[5]
« Ô vous qui avez cru ! Évitez de trop conjecturer [sur autrui] car une partie des conjectures est péché. Et n’espionnez pas ; et ne médisez pas les uns des autres. L’un de vous aimerait-il manger la chair de son frère mort ? (Non !) vous en aurez horreur. »[6]
De même qu’un mort ne peut pas se défendre, celui à propos de qui l’on médit ne peut se défendre puisqu’il n’est pas présent. Cette médisance ayant généralement pour objectif un intérêt quelconque, elle s’apparente en quelque sorte à vendre l’honneur de son frère en se livrant à un cannibalisme moral qui devient le gagne-pain de celui qui le pratique. À cet égard, cette métaphore coranique est particulièrement riche de sens.
Les idées préconçues et les préjugés sont les plus grands ennemis de la fraternité, de la confiance, du patriotisme et du progrès. Il ne peut y avoir d’amitié, de confiance, de paix et d’avancée dans un environnement où tout le monde doute de tout le monde. En effet, les soupçons, les conjectures et les commérages ne peuvent en aucun cas constituer la base d’une entreprise sérieuse. Un avenir solide se construit sur des connaissances sûres, une amitié solide ainsi que sur la confiance.
Les préjugés sont des jugements ne reposant pas sur l’inspection personnelle et sont pour cette raison sans fondements. Les actes infondés ne sauraient produire des résultats solides. Faire une erreur après avoir mené de véritables investigations vaut mieux que d’avoir raison par hasard. Il n’est en effet pas possible de s’en remettre à la chance. Ce travail d’investigation permet, par ailleurs, de comprendre les raisons aussi bien des erreurs que des succès.
Les préjugés et l’action fondée sur ces derniers sont une sorte de paresse. Ceux qui ne prennent pas la peine de faire le travail de recherche nécessaire finissent par avoir à endurer beaucoup d’ennuis.
C’est également une grande erreur que de juger les gens en examinant leurs défauts mineurs ou leur tenue vestimentaire. Il n’existe pas de serviteur irréprochable. L’apparence et la tenue vestimentaire sont purement fortuites[2] . Elles ne révèlent pas la véritable identité de la personne, et peuvent même s’avérer trompeuses. Le Noble Coran décrit ainsi les hypocrites à l’apparence charmeuse mais à l’essence trompeuse :
« Et quand tu les vois, leurs corps t’émerveillent ; et s’ils parlent, tu écoutes leur parole. Ils sont comme des bûches appuyées (contre des murs). »[7]
Certaines personnes font de tels sacrifices et servent d’une telle façon au nom de la vérité que leurs sacrifices et ce dévouement absolvent beaucoup de leurs péchés. Certaines personnes sont mises au ban de la société toute leur vie durant, telles des lépreux, et ce à cause d’une seule erreur alors que ceux qui les méprisent commettent peut-être plus d’erreurs qu’elles. Si les péchés se matérialisaient par une tache sur leur visage, personne ne pourrait regarder le visage de qui que ce soit. L’ivresse causée par l’alcool est extérieure. Si les autres péchés rendaient ivres de la même façon, les gens sobres se feraient sûrement bien rares.
Les actes sont jugés à l’aune de leurs résultats. Personne ne sait quelle sera sa fin, comment il quittera ce monde. Nombre de célébrités finirent d’une bien mauvaise façon tandis que nombre d’inconnus connurent une belle fin. Il est essentiel de vouloir la guidance et le bien de tous. S’il ne se trouvait qu’une seule bonne personne parmi les cent passagers d’un navire, personne ne voudrait voir ce navire couler alors que cette personne s’y trouve. De la même façon, à côté de quatre-vingt-dix neufs péchés il faut se rappeler qu’une seule bonne action peut compter[8].
La porte du repentir étant ouverte jusqu’au dernier instant, il est nécessaire de toujours nourrir de bonnes intentions envers les gens. Ceux qui furent témoins de l’hostilité initiale de ‘Umar (r.a) envers l’Islam n’auraient pu imaginer qu’il deviendrait l’un de ses plus grands défenseur[9].
Le mal n’est pas toujours éternellement mauvais, ni le bien toujours éternellement bon. Nombre d’exemples passés et présents nous le prouvent.
Tout le monde doit garder à l’esprit le hadith cité au début de cet article, ne pas nourrir de préjugé sur les gens et juger les événements et les individus avec équité.
Être juste plutôt qu’empressé, telle devrait être notre devise.
[1] Sunan Abû Dâwûd, Adâb, 4860.
[2] Sourate Al-An’âm (Les Bestiaux) 6 :164.
[3] Sourate Al- ‘Imrân (La Famille d’Imrân) 3 :159.
[4] Sourate Al-Ḥujurât (Les Appartements) 49 :6.
[5] Sourate Al-Isrâ’ (Le Voyage Nocturne) 17 :36.
[6] Sourate Al-Ḥujurât (Les Appartements) 49 :12.
[7] Sourate Al-Munâfiqûn (Les Hypocrites) 63 : 4.
[8] À ce sujet, il est bon de rappeler le récit d’Abû Saïd al-Khudrî (t), qui corrobore cette affirmation, en rappelant qu’un homme qui avait tué 99 personnes avait été accueilli au Paradis pour la seule bonne action qu’il avait accomplie, à savoir le fait de s’être rapproché d’un pas des anges du Paradis. (Al-Bukharî, Nabi, Hadith 3470; Muslim, Tawba, Hadith 4967 et Riyad as-Salihin, Tawba, Hadith 20. (N.d.T).
[9] On peut également citer le cas de Khâlid ibn al Wâlid (t) qui, après avoir été un grand combattant de l’Islam et des Musulmans, devint le Commandant des armées musulmanes et fut surnommé “ l’Épée d’Allah” (Sayfallah). (N.d.T).