La raison et la guidance
Süleyman Derin
Il ne fait aucun doute que la raison est une grande bénédiction accordée à l’homme. Le renouveau de la religion et du monde est lié à la bonne santé de l’esprit. Toutefois, de nombreux anciens soufis, en particulier l’Imam Rabbanî et Mawlânâ (Rûmî), ont critiqué l’esprit qui n’était pas formé à la Révélation. L’homme peut utiliser chaque bénédiction qu’Allah lui a accordée à la fois pour le bien et pour le mal. De la même manière, il peut utiliser sa raison pour connaître Dieu, mais aussi pour Le nier.
De nos jours, les gens essaient de résoudre toute sorte de problème avec la raison, et même les personnes connues comme religieuses agissent en matière religieuse selon leur raisonnement en formant des phrases commençant par « je pense ». D’autres tentent de faire de leur esprit un « prophète des temps modernes » en occultant les prophètes. En examinant les rapports entre la raison et les questions religieuses, l’Imam Rabbanî explique la faiblesse de l’esprit, qui est loin d’être révélée, et quel grand don divin nous ont fait les prophètes :
« La plus grande bénédiction qu’Allah ait envoyée aux gens est l’envoi des prophètes. Dans quelle langue le remerciement peut-il être fait ? Quel cœur peut-il saisir la bonté de cet envoi ? Quel corps ou quel membre peut-il faire quelque chose pour être reconnaissant pour les faveurs ? Sans l’existence bénie de ces grands personnages, qui nous montrerait, à nous les gens myopes, l’existence du Créateur de ce monde ? » (Lettre 259).
L’Imam Rabbanî nous donne un exemple issu des philosophes grecs de l’Antiquité pour montrer que l’esprit seul ne suffit pas à nous guider. Même si chaque philosophe grec de l’Antiquité était intelligent au point de devenir résolument génial, il ne pouvait même pas comprendre qu’un tel créateur était nécessaire, et encore moins découvrir l’existence du Créateur à l’aide de leur propre esprit.
Ceux parmi les philosophes ultérieurs qui ont accepté l’existence de Dieu ont tiré ce développement des informations de la Révélation divine apportée par les prophètes.
Contrairement à cette croyance, l’Imam Rabbanî critique également les érudits comme Al-Mâturidî qui soutiennent que seul l’esprit peut découvrir l’existence et l’unité du Créateur. Selon l’école mâturidî, même si une personne vit au sommet d’une montagne et qu’aucun message clair ne lui parvient, elle doit trouver l’existence et l’unité d’Allah par le biais de son propre esprit. Si cela n’arrive pas, elle sera châtiée par l’Enfer éternel.
Contrairement à ce point de vue, l’Imam Rabbanî pense que ceux qui ne reçoivent pas un message clair ne seront pas punis par l’Enfer éternel. Bien que l’esprit ait été créé pour trouver le bon chemin, il ne peut pas trouver Allah seul. Pour parvenir à la direction, l’esprit a toujours besoin de la connaissance de la Révélation divine.
Selon l’Imam Rabbanî, les individus mécréants qui ne reçoivent pas le message seront ressuscités dans l’Au-delà, comme les autres êtres vivants, leurs comptes seront retenus puis ils seront anéantis. Tel est le jugement concernant la situation des polythéistes de l’interrègne, dont l’invitation n’est parvenue à aucun prophète, et la situation de leurs enfants. Il n’y a ni punition éternelle ni récompense éternelle pour eux.
Cependant, selon l’Imam Rabbanî, il existe très peu d’endroits sur terre où la lumière de la prophétie ne soit pas parvenue.
Dans une lettre adressée à son fils, il exprime ce problème ainsi :
« Ô mon fils ! En pensant profondément et grandement à ce pauvre, je comprends qu’il n’y a aucun endroit au monde qui n’ait pas reçu la nouvelle de notre Prophète (r). Je vois bien que le monde entier est illuminé comme le soleil par la lumière de Son invitation qui a même atteint Gog et Magog qui se situent derrière le mur. » (Lettre 259).
Une idée erronée selon laquelle aucun prophète n’a été envoyé dans la région de l’Inde était présente dans l’esprit des gens. Alors l’Imam Rabbanî a expliqué que, contrairement à la croyance populaire, de nombreux prophètes ont été envoyés en Inde :
« Même dans les terres indiennes, que vous voyez loin de l’invitation prophétique, des prophètes ont été envoyés parmi les Indiens et ceux-ci ont été invités à Allah. Dans certaines terres indiennes, la lumière des prophètes est visible telle une torche allumée au sein des ténèbres du polythéisme. Je puis vous donner les noms de ces lieux si vous le souhaitez. Par exemple, si une personne n’a pas accepté l’invitation d’un prophète, on constate alors qu’elle a cru en un autre prophète.Deux autres personnes l’ont approuvé et ainsi trois personnes y ont cru. Je n’ai jamais vu de prophète en Inde en qui plus de trois personnes ont cru. » (Lettre 259).
Selon l’Imam Rabbanî, les informations contenues dans les Textes sacrés auxquels croyaient les Indiens étaient en fait tirées de la connaissance de la révélation apportée par les prophètes :
« Parce qu’à chaque communauté du passé, à chaque période, un prophète est sans aucun doute venu lui apprendre l’obligatoire existence d’Allah le Très-Haut, de Ses attributs évidents, de Sa pureté et de Sa sainteté. Si ces grands personnages n’étaient pas apparus, comment ces gens déshonorés auraient-ils pu atteindre cette bénédiction avec leur esprit aveugle et faible, contaminé par l’incrédulité et la rébellion ?»
Selon l’Imam Rabbanî, ceux qui n’acceptent pas les prophètes et la Révélation divine sont en réalité des gens qui prétendent être des dieux :
« L’esprit étroit de ces gens méprisables qui n’acceptent pas les prophètes déclare en réalité leur divinité. Ces gens n’acceptent pas d’autres dieux qu’eux-mêmes. En effet, Pharaon a dit : “… Je ne connais pas de divinité pour vous, autre que moi… ” » (Al-Qaṣaṣ, 38).
Et dans un autre verset : « Si tu adoptes, dit [Pharaon], une autre divinité que moi, je te mettrai parmi les prisonniers. » (Ash-Shu’arâ, 29).
Selon l’Imam Rabbanî, la raison est comme un couteau à double tranchant. Parfois, au lieu de trouver Allah, elle incite à vouloir être partenaire de Sa divinité.
En utilisant la croyance en Dieu qui était courante parmi les gens, Pharaon affirmait que sa propre divinité avait été créée et que lui-même était devenu divin.
« En apprenant que l’univers avait obligatoirement un Créateur, grâce aux nouvelles données par les prophètes, certaines vilaines allégations vinrent à l’esprit de ces gens ignobles. En dissimulant leur intention malveillante, ils feignirent d’accepter l’existence obligatoire du Créateur en affirmant que le Créateur était entré en eux et qu’ils étaient unis avec Lui-Même. À l’aide de cette astuce, ils appelèrent les gens à les adorer. Mais Allah est exalté au-dessus des prétentions des oppresseurs. »
Les cercles soufis doivent être vigilants face à de telles croyances, particulièrement visibles dans certaines écoles mystiques indiennes perverties.
Dans les distiques rappelés ci-dessous, Mawlânâ Djalâl-od-Dîn Rûmî résume succinctement l’attitude d’un philosophe matérialiste qui, ne faisant confiance qu’à son esprit, laissa de côté le Coran et les conseils des prophètes :
Comment un philosophe témoigna de l’incrédulité lors de la récitation (du texte coranique) Si l’eau dont vous disposez était absorbée par la terre, c’est- à-dire, « si J’empêche l’eau de parvenir jusqu’à la source, si Je cache l’eau dans les profondeurs et rends les sources taries et un lieu de sécheresse, qui amènera à nouveau l’eau à la source, excepté Moi qui n’ai point de pareil, le Miséricordieux, le Glorieux ? »
Un misérable philosophe et logicien passait près de l’école à ce moment.
Quand il entendit ce verset, il dit avec désapprobation : « Nous amenons l’eau avec une pioche ; avec des coups de bêche et un pic acéré, nous faisons venir l’eau d’en-bas. »
La nuit, il s’endormit et vit un homme valeureux qui lui donna un coup sur le visage et aveugla ses deux yeux,
Et lui dit : « Ô misérable, si tu dis la vérité, apporte au moyen d’un pic la lumière de ces deux sources de vision. »
Le jour venu, il se leva, et trouva que ses deux yeux étaient aveugles ; la lumière débordante avait disparu de ses deux yeux.
S’il s’était lamenté et avait imploré son pardon, la lumière disparue serait reparue, par la générosité de Dieu ; (Mathnawî, II, 1633-42)[1].
[1] Source : Djalâl-od-Dîn Rûmî – Mathnawî – La Quête de l’Absolu II – Traduit du persan par Eva de Vitray Meyerowitch et Djamchid Mortazavi – Publication : Éditions Culturelles de la Municipalité de Konya.