L’éducation soufie contemporaine

Mar 13, 2019 par

Prof. Dr. Süleyman Derin

Süleyman Derin est professeur-docteur en islamologie à l’université de Marmara (Istanbul). Sa thèse doctorale intitulée « Towards Some Paradigms of the Sufi Conception of Love : FromRâbia to Ibn al-Fârid » (Les différentes compréhensions de l’amour dans la tradition soufie : de Rabia à Ibn al-Fârid) fut soutenue à l’Université de Leeds en 1999 et fut publiée aux éditions Insan. Ses travaux se concentrent principalement sur le soufisme et l’interprétation du Coran (tafsir). Il est notamment l’auteur de Kur’an-i Kerim’deSeyr-u Suluk – Ahmed Ibn Acibe’ninTefsiri’nde(La voie « sayr-u suluk » dans le Coran, le Tafsir de Ibn Ajibah) aux éditions Erkam ; et de İngiliz Oryantalizmi ve Tasavvuf (L’orientalisme anglais et le soufisme) aux éditions Küre.

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Les méthodes utilisées par les soufis s’inspirent du Coran et de la Sunna du Prophète (pbsl) et visent à éduquer les disciples et à les élever jusqu’à leur Seigneur, le cœur pur.

Ainsi, nous retrouvons dans toutes les tariqas (confréries soufies) les pratiques de remémoration de la présence d’Allah Le Tout Puissant (dhikr), de méditation (tafakkur), d’ascétisme (zuhd), de discussion spirituelle (sohbet), et de service à la société (hizmetkhidma).

Cependant, certaines pratiques peuvent se réaliser de manières différentes selon le temps et le lieu, sans pour autant en changer sa nature et son objectif. Ainsi, certaines tariqas préfèrent le dhikrjahri (remémoration de groupe) au dhikrhafi (remémoration seul). Afin de revivifier les cœurs, certaines privilégient la poésie, d’autres la publication et la lecture de livres, d’autres encore la musique. Les cheikhs murchids (qui montrent la voie) font ces choix selon les besoins spécifiques de leurs disciples, en prenant en considération les coutumes locales et les obligations liées à leur époque.[1]

Par exemple, lors de la période de répression de la religion en Turquie, le cheikh Naqshib et Sami Efendi (1892-1984) قدس سرّه délivrait ses enseignements spirituels à quelques disciples en voiture, sur la route, pour ne pas être remarqué. Puis les temps changèrent, la religion fut tolérée dans le pays et le cheikh put transmettre ses sagesses dans les mosquées à des milliers de personnes.

Du fait que les tariqas ne désirent pas seulement la rédemption personnelle mais plutôt l’élévation de l’ensemble de l’humanité nous voyons ainsi des tariqas ouvrir des écoles religieuses en Afrique ainsi que des centres de distribution de nourritures, autant de services qui ne sont pas traditionnellement le fait de tariqas soufies.

De plus, les tariqas ont toujours su s’adapter aux besoins de la société. Elles sont connues pour avoir ouvert pendant des siècles des « maisons » ou « loges » (tekke, zawiya), certaines recevaient les malades (miskinlertekkesi), d’autres les sportifs (okçulartekkesi), d’autres les amoureux de la musique (Mevlevitekkesi).

Mevlanaقدس سرّهJalal Eddine Rûmîقدس سرّه donnait une importance toute particulière à l’adaptation de l’éducation soufie selon le contexte, il concevait les nouvelles techniques comme autant de moyens d’augmenter la guidance des disciples, telle l’eau qui est toujours en mouvement et qui ne cesse de purifier, comme le souligne cette parole :

« Quel bonheur que comme cette eau qui coule sans le moindre obstacle, les choses d’hier appartiennent au passé, il nous faut dire aujourd’hui des choses nouvelles ».

Evidemment, dans la bouche de Mevlanaقدس سرّه, ce n’est pas l’islam qui change mais seulement les façons de le présenter. Le fait d’instaurer des nouveautés au sein de la religion (bid’a)est vivement rejeté par Mevlanaقدس سرّه dans d’autres poèmes.

Cependant, il faut reconnaitre que certains soufis ont un problème avec une forme ancienne de rattachement à la voie. Au lieu d’offrir à l’humanité de nouveaux services, ils ne font que rappeler les prodiges de cheikhs passés et entretiennent de façon exagérée la sainteté de leur tombeau. Or, selon les véritables soufis, ce type de pratique ressemble à l’eau stagnante qui ne coule plus et dont surgit une mauvaise odeur.

Le grand maître Ahmed Rifaiقدس سرّه met en garde ceux qui sont occupés par de telles activités sous couvert de spiritualité :

« Ne faites pas de la maison de votre cheikh un lieu de culte sacré (haram), de son tombeau une idole (sanam), de son état, la seule source spirituelle possible. Le disciple qui est véritablement sur la Voie et qui a suivi une éducation spirituelle (suluk) est celui dont la sincérité et le son sens du don rendent fier son cheikh et lui permettent de franchir les grades spirituels. Le disciple authentique ne ressent pas d’orgueil à être rattaché à tel ou tel cheikh.[2] »

Lorsque la communauté musulmane était puissante, les soufis mettaient davantage l’ascétisme (zuhd) en avant et à chaque fois que l’Etat se corrompit ils se tournèrent vers les sociétés de compagnonnages (fütüvvetteşkilat) afin revivifier la société à travers les activités de commerce et d’artisanerie. Bien que ces deux aspects puissent paraitre contradictoires a priori, ils constituent l’un et l’autre des exigences de leur temps.

En d’autres termes, il n’y a jamais eu un seul type de soufisme. Les soufis se sont toujours appuyés sur les principes islamiques immuables afin d’en emprunter des méthodes qui fussent aussi bien appropriées à l’époque qu’à l’esprit de l’Islam.

Les soufis n’ont pas suivi la voie de mysticismes présents dans d’autres religions qui, sous couvert de spiritualité, ont perverti l’essence de leur religion et se sont enfermés dans une vie monastique stérile. Au siècle dernier, alors que de nombreux monastères et églises fermèrent sous l’oppression du régime communiste, les loges soufies se sont transformées afin de s’adapter aux nouvelles conditions. Ainsi, faute de lieu de réunion collective, le cœur de chaque disciple se transforma en loge spirituelle (dergah).

A ce sujet, Ibn Ajība[3]قدس سرّه souligne bien la différence entre les prêtres et les soufis :

Les connaissants (gnostiques) ne peuvent pas se retrancher dans la montagne ou se cacher dans les grottes, bien au contraire, ils vivent parmi les gens et les éduquent. C’est pour cela que les soufis de ahlisunna perçoivent la vie monastique comme étant une bid’a (innovation) qui tourne le dos à la tradition des Prophètes عَلَيْهِمُالسلام– bien que de temps en temps il puisse arriver que certains maîtres soufis tombent dans cette erreur. En effet, le fait d’abandonner la prière du vendredi, de s’éloigner de la communauté, de se retrancher dans les loges ou de s’interdire de manger de la viande, constituent autant de pratiques excessives qui contredisent la tradition (sunna) et emprunte la voie du Chaytan.

En d’autres termes, Ibn Ajībaقدس سرّه nous enseigne que la Satisfaction d’Allah Le Tout Puissant s’obtient en préservant sur le même plan la charia et la tariqa. Personne ne peut, au nom de la tariqa, placer les jugements chari’i au second plan. Personne ne peut, sous couvert de retraite spirituelle, s’exempter de ses obligations vis-à-vis de la société. Si les soufis emploient selon le contexte des nouvelles méthodes éducatives, c’est toujours dans l’objectif de vivre pleinement la charia et de la faire vivre. Aucun aspirant ne doit intégrer une tariqa dans l’attente d’y trouver des traditions intrigantes que l’on ne trouve nulle part ailleurs.

L’imam Rabbani قدس سرّه critique aussi de telles illusions : « Après avoir acquis une foi affermie et œuvré dans le bien, le musulman doit entrer dans la voie soufie avec la bénédiction d’Allah le Très Haut. Cependant, en entrant dans la voie, ce dernier doit veiller à ne pas exagérer et à ne pas innover dans sa foi ainsi que dans sa pratique. Car une telle dérive est la cause de poursuites vaines et mondaines. Le but recherché en entrant dans la voie soufie doit être le renforcement de la foi vers la certitude (yaqin) au point où le disciple puisse se retrouver dans un milieu hostile à la religion sans pour autant en être perturbé dans sa foi. »

Il vrai que de nos jours, les changements rencontrées dans certaines activités soufies ne sont pas toutes en accord complet avec l’esprit islamique.

Par exemple, certaines tariqas négligent la pratique soufie pour se concentrer sur l’aspect théorique. Elles privilégient les débats philosophiques et théoriques afin de s’adapter à « l’homme moderne ».

Cependant, selon la définition classique du tasawwuf, le soufisme est la science de l’état (ilm-ulhal) et non la science de la parole (ilm-u qal). En d’autres termes, le soufisme ne s’apprend pas en débattant mais en le pratiquant. D’ailleurs, un grand nombre de sujets liés au soufisme sont profonds et très complexes, même aux anciens de la voie. Il est ainsi impossible de les aborder à la légère, ou d’en parler via des états d’ivresse spirituelle et des expressions extatiques confuses ? C’est un problème que l’on rencontre souvent à la télévision où des sujets sont débattus sans aucune vigilance. Ahmed Rifai قدس سرّه souligne que les maîtres spirituels sont plus soucieux de la pratique que des débats théoriques :

« Méfie-toi de certains membres de confréries soufies qui se précipitent à débattre au sujet du wahdat-il wujud(la théorie de l’unicité intrinsèque de l’existence). Méfie-toi de ceux qui abusent des chathiyyat (poèmes satiriques au sujet de la religion) sans une assise et une compréhension profonde de la religion. Car parler sans aucune mesure peut faire tomber dans la mécréance (kufr), et cela est bien pire que n’importe quel péché. »

L’objectif fondamental du tasawwuf n’est pas de vivre les états et les expressions extatiques propres à certains soufis tels Ibn Arabiقدس سرّه ou Hallaj Al Mansurقدس سرّه.  Selon les maîtres soufis, l’objectif de la voie est unique : atteindre Allah Le Tout Puissant et obtenir Sa Satisfaction. Ceux qui mémorisent les paroles de Mevlanaقدس سرّهقدس سرّه et des amis d’Allah Le Tout Puissant sans en comprendre le sens, ressemblent aux chasseurs qui imitent le cri du canard afin de mieux le chasser. En d’autres termes, prendre les airs d’un cœur pur ne permet pas d’en acquérir un.

Le plus grand risque de nos jours est celui de voir certains groupes remettre en cause l’utilité de la charia au nom de l’adaptation soufie et au nom de la tariqa et de la haqiqa. En fait, ces derniers groupes ne sont pas réellement soufis mais plutôt des versions contemporaines des batinis – terme qui souligne un type de pratique et de credo que l’on retrouve à différentes périodes de l’histoire de la civilisation islamique. Or la différence entre les soufis et les batinis est la suivante : alors que les premiers s’efforcent de vivre la spiritualité de l’islam tout en pratiquant sincèrement sa face extérieure et sa charia, les seconds négligent la charia et la face extérieure du Coran et restreignent le tasawwuf à leurs propres pratiques et à leur propre compréhensionde la religion.

Beaucoup de gens ont une conception faussée du soufisme, qui mélange des interprétations batinis avec des paroles de grands maîtres tels Mevlanaقدس سرّه, Ibn Arabiقدس سرّه, Hadji Bektâchî Waliقدس سرّه, NiyaziMisriقدس سرّهetc…

Or, cette conception est propagée en premier lieu par le biais de la télévision à travers des personnes qui veulent séculariser l’islam, lui faire accepter l’intérêt (l’usure), le priver de sa conception du Tasattur (pudeur vestimentaire) …

En voulant enseigner l’islam aux gens, ces animateurs et autres « cheikhs » médiatiques ne font que se montrer. Ils ne présentent pas un soufisme authentique qui s’adapte selon les différents contextes, mais plutôt un soufisme qui donne libre cours aux passions et aux désirs de chacun.

Ahmed Rifaiقدس سرّه nous guide de nouveau en soulignant la différence entre ces cheikhs corrompus et les authentiques amis d’Allah Le Tout Puissant qui montrent la voie :

« Un cheikh est celui qui adhère strictement au Coran et à la Sunna, celui qui t’éloigne et te préserve des innovations blâmables (bid’a) ainsi que des superstitions (khurafa). L’exotérique, la face extérieure (zahir) du cheikh est fidèle à la charia, ainsi que son ésotérisme, sa face intérieure (batin). La voie (tariqa) est la charia même. Ceux qui affirment que le batin et le zahirse contredisent, trahissent les fondements même de la tariqa. Les gnostiques disent au contraire que le batinn’est autre que l’essence pure du zahir, son joyau. »

En conclusion, les véritables soufis sont ceux qui ne font aucun compromis sur le message du Coran et de la Sunna, tout en pouvant s’adapter dans la pratique au contexte qui se présente à eux.

Ceux qui au contraire endommagent le soufisme en acceptant des pratiques non conformes à la charia sous prétexte d’adaptation, ne durent pas dans le temps et sont vite oubliés.

Qu’Allah le Très Haut nous place parmi ceux qui vivent un soufisme authentique, fidèle au message islamique.

Amin

[1]        Pour autant qu’elles ne soient pas contraires à la charia. (NdT).

[2]        Ahmet er-Rifai, Hak Yolcusunun Düsturları

[3]      Abdallah ibn Ajība savant soufi né en 1747 à Tétouan et mort en 1809

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